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Untitled Living Sculpture, 1966, Turin, Marisa Merz - Lion d’or Biennale Venise 2013

En 2013, trois artistes des douze fondateurs de l’Arte Povera font l’actualité sur les grandes places internationales de l’histoire de l’art en Europe et en France. Marisa Merz obtient le Lion d’or à la Biennale de Venise, Guiseppe Penone enracine ses arbres au Château de Versailles et Michelangelo Pistoletto dépose la marque de son Troisième paradis sur la pyramide du Musée du Louvre.

Marisa Merz -Turinoise née en 1931, épouse de Mario Merz- obtient en juin 2013 la reconnaissance du Lion d'or de la 55ème Biennale de Venise. Les œuvres de Marisa Merz interrogent les figures féminines, mêlant espace de travail et espace domestique. Elle propose, suivant le titre d’une de ses expositions en 1975, une lecture alternative du monde « Avec les yeux fermés, les yeux sont extraordinairement ouverts ». En 1966, elle présente une installation « sculpture vivante » dans son appartement faite d'épaisses feuilles d'aluminium agrafées, aux formes organiques énigmatiques. « Elle réutilise certaines œuvres précédemment exposées. Ajoutées à d'autres éléments, ces pièces prennent un sens nouveau : le travail de Marisa Merz se déploie sur le mode de la réappropriation. »[1] Fondée en 1893 et organisée pour la première fois en 1895, la Biennale d’art contemporain de Venise remet plusieurs prix et notamment Le Lion d'or pour la meilleure participation nationale. Ce grand prix international a exprimé en 1968 des protestations politiques et intellectuelles de son temps, ce qui lui a valu sa suppression, et sa réorganisation presque vingt ans plus tard, en 1986. Déjà récompensée par le Prix spécial du Jury en 2001, Marisa Merz unique représentante féminine du groupe Arte povera est aussi une des rares à obtenirle Lion d’or de la Biennale d’art contemporain de Venise. Avant elle, Giovanni Anselmo fût primé en 1990 -peinture- et Michelangelo Pistoletto en 2003 pour l’ensemble de son œuvre ont obtenu cette reconnaissance.

L'Arte Povera[2] ne se veut  ni un mouvement, ni un manifeste,  mais une « attitude ». Le terme « Arte Povera » est issu du mot « povero » qui signifie « pauvre ». Germano Celant, critique et historien d'art formé par l’écrivain Umberto Eco et dans la lignée du spatialisme de Fontana, organise à Gênes en 1967, une exposition « Arte Povera.Im- Spazio ». Les travaux d’Alighiero e Boetti, Luciano Fabro, Jannis Kounellis, Giulio Paolini et Pino Pascali illustrent l’idée de Celant du "caractère empirique et non spéculatif du matériau". Pour Pistoletto, il est « une posture opposée à la ferveur futuriste et à la clameur consumériste, dans la mesure où elle souligne la saturation d’un idéal de croissance qui a atteint son maximum. »[3] Guiseppe Penone qui a rejoint l’attitude de « l’art pauvre », explique que « cette dénomination  ne correspondait pas à une définition : il n’y avait pas plus de groupe constitué que de dogme esthétique ou philosophique commun /…/ Celant avait compris qu’un grand changement était en train de se produire à l’échelle du monde occidental, il a signé le texte du livre Arte Povera. »[4] Reflet d'un climat contestataire des années 60 en Italie et suivant une stratégie artistique de « guerilla «  à l’encontre de la domination des artistes américains et du pop art devenu incontournable. « C’est vrai que dans les années 1960, il y a eu cette idée du rejet de la patte de l’artiste et d’une mécanisation de l’œuvre -pop art- qui pouvait, puisque réalisée mécaniquement, aussi bien être faite par d’autres personnes que l’artiste »[5]. Les artistes de l’Arte Povera prônent le dépouillement, le retour de l’art à l’essentiel. « Exprimant une vision critique de cette société fondée sur le culte de la technologie et de la valeur marchande, le choix de matériaux de nature évolutive engendre une réflexion sur le temps/…/ Guiseppe Penone réalise ainsi en 1968 l’action -J’ai empoigné un arbre- qui se modifie dans le temps puisque la main de l’artiste moulée dans le bronze, agrippée à un tronc, sera petit à petit recouverte par son écorce.» [6]

Guiseppe Penone investit durant l’été 2013 les jardins du Château de Versailles, pour le 400ème anniversaire de la naissance d’André Le Nôtre, après les « éclats bling et spectaculaires de Koons, Vasconcelos ou Murakami. » L’artiste « chef de file » de l’Arte Povera relève ainsi le défi de l’hommage au jardinier, paysagiste de Louis XIV. « Le jardin est un lieu emblématique, qui synthétise la pensée occidentale sur le rapport homme-nature. Construit pour exalter le pouvoir d’un homme, il souligne en fait la force et le pouvoir de la nature qui minimise l’action de l’homme, obligé à un travail pérenne de manutention pour le préserver. /…/ Mon action de sculpteur concentre l’attention sur l’extraordinaire intelligence de la croissance végétale et sur l’esthétisme parfait présent dans la nature.» commente Giuseppe Penone.
 

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Le Foglie delle radici/Les feuilles des racines, 2013, Giuseppe Penone, Bassin du Char d'Apollon Jardins Château de Versailles

L'objet d'art au cœur du processus de création, au-delà de l’opportunisme de sa fonction utilitariste, devient un enjeu parce qu’il révèle une stratégie qui fait sens au sein de la société. Les pratiques artistiques délivrent un message, parfois précoce, au delà de l'interprétation de l'œuvre, explicite ou implicite, leur perception évolue suivant les époques, le lieu et l'histoire commune. Pistoletto développe son projet de Cittadellarte suivant la devise « L’art au centre d’une transformation sociale responsable[7] L'anthropologue ne s'intéresse pas à la valeur esthétique du travail de l'artiste -ce qui le distingue de l'historien d'art- mais au témoignage lié à ses pratiques, l'utilisation des matériaux, des techniques empruntées par les sociétés, au développement des sciences, à la forme de langage employé, à ses perceptions et à leur évolution dans le temps. L'éco-anthropologue de l'art contemporain élargit le champ de ses recherches sous l'angle de l'écologie en interrelation avec l'écosystème -milieu et acteurs- de l’art des années 60 à aujourd'hui.

Matériaux de prédilection pour les artistes de l’Arte Povera, ceux empruntés à la nature et souvent négligés dans l’art du 20ème siècle exception faite des artistes du Land art. Végétaux, boue, pommes de terre -Patate 1977 de Guiseppe Penone- bois et arbres, verre et pierre -Igloo di Giap 1968 de Mario Merz -du nom du général Giap dans le contexte de la guerre du Vietnam- ou encore laitue fraîche et granit  -Struttura che mangia 1968 de Giovanni Anselmo, etc. La scénographie est souvent réduite à sa plus simple expression. Les artistes de l’Arte Povera utilisent également des matériaux ordinaires comme des vieux vêtements, des chiffons, du coton, des matelas ou du papier mâché -Mappamondo 1966-68 de Michelangelo Pistoletto- actuellement exposé au Musée du Louvre. Cette Mappemonde de la série des « Objets en moins » est réalisée en papiers journaux compressés, morceaux choisis de l’actualité des années 60 « image du présent en mouvement dans l’histoire ». Pistoletto met en scène sa sphère de journaux au cours d’une performance au Louvre à Paris, roulée dans l’espace public pour la nuit des Musées du 18 mai 2013. Apparentées dans les années 60 au « théâtre expérimental italien » évoqué par Germano Célant et en écho au teatro povero, les travaux de l’artiste prônent la sobriété voire l’ascétisme des moyens pour un rôle plus actif du spectateur. A partir de 1967 au croisement de ses activités avec sa compagnie de théâtre le Zoo, Pistoletto plaide pour la réappropriation des déchets, chiffons, un recyclage pragmatique conscient et « post-consumériste ». Ses travaux en 1968, Petit monument, Colonne de chiffons et Orchestre de chiffons, valorisent ce matériau -le chiffon- non seulement comme un moyen de fabrication mais également dans la détermination du sens donné à l’œuvre et à ses représentations. Michelangelo Pistoletto, avec les Objets en moins, continue d'exercer son influence sur de nouvelles générations d'artistes.

Suivant cet engagement, Michelangelo Pistoletto a fondé en 1999, à Bielle dans sa ville natale en Italie, la Cittadellarte, cité de l’art « ville-laboratoire inter-méditerranéenne », observatoire de nouvelles pratiques artistiques et humanistes -« nouvel humanisme »[8] - dans le monde. La fondation Pistoletto, aux allures de citadelle a vocation à produire une « transformation responsable de la société /…/ en prenant comme point de départ une dimension locale plus réduite. » Elle est constituée de plusieurs départements artistiques engagés dans différents secteurs de la vie civile : politique, économie, écologie, production, communication et éducation. Une résidence d’artistes, soutenue par l’Unesco, propose via le « Progetto Arte Manifesto » -projet jugé « utopique » en 1994- un nouveau rôle pour l’artiste, acteur du lien social et vecteur d’éthique responsable. « Le but est de réagir à  un déséquilibre civil  d’ampleur macroscopique […], un terrible dysfonctionnement, l’artiste ne peut manquer de s’en rendre compte et de s’interroger sur son rôle en ce moment, face à ce monde-ci ». La fondation préconise une nouvelle façon de penser l'écologie,  une « géographie de la transformation » ou « géographie du changement » visant l'amélioration et la réutilisation des déchets tels des objets utiles à vivre dans un environnement créatif avec une incitation à consommer critique et responsable.

Si l’Arte Povera se veut une attitude plus qu’un mouvement, les œuvres à partir de la fin des années 60 de ces artistes questionnent le 21ème siècle et font écho aux représentations du monde actuel et au système économique en crise. En 2011, La Vénus de Milo face aux chiffons devient une « icône du recyclage » et l'Arte Povera est assimilé à un « art de la décroissance »[10]. L'Arte Povera est-il un « art pauvre », un « art de la décroissance » ? Le Carré d’Art de Nîmes a rassemblé la même année huit jeunes artistes[11] autour de l’exposition « Pour un art pauvre -Inventaire du Monde et de l’atelier». La collection du musée d’art contemporain est riche en Arte Povera. « Art "pauvre" ? Pour nous : art essentiel. Les matières et matériaux -parmi les plus inattendus…- présents dans cette exposition internationale nous renverront salutairement aux perceptions premières -comme il y a un cri primal. Nous serons dépouillés de nos vanités artistiques, de nos superflus esthétiques, de nos Oripeaux mercantiles. »[12] Emmanuelle Lequeux parle « d’écologie du regard »[13], les critiques évoquent un remède à la crise, une sculpture contemporaine socialement engagée. Pistoletto associe l’adjectif -pauvre- de l’Arte Povera à "la décroissance, une idée écologique du progrès /…/ sortir de cette situation de consommation quotidienne et trouver des énergies nouvelles."

 

[1] Grenier, Catherine. Exposition Marisa Merz Galerie Sud, Extrait du petit journal de l'exposition, Service des Archives Centre Georges Pompidou, Paris, 1994, p 2.

[2] Artistes d’Arte Povera : Giovanni Anselmo, Alighiero e Boetti, Pier Paolo Calzolari, Luciano Fabro, Jannis Kounellis, Mario Merz, Marisa Merz, Giulio Paolini, Pino Pascali, Giuseppe Penone, Michelangelo Pistoletto et Gilberto Zorio. Bertolino, Giorgina. 2008. Comment identifier les mouvements artistiques De l’impressionnisme à l’art vidéo. Milan, Hazan, 2008 p 262.

[3] Pistoletto, Michelangelo. Le Troisième paradis, Venise, Actes Sud, 2011p 35.

[4] Jaunin, Françoise. Guiseppe Penone Le regard tactile Entretiens avec Françoise Jaunin. Lausanne (Suisse), La bibliothèque des Arts, 2012, p 21.

[5] Ibid. p 115.

[6] Lemoine, Serge. L’art moderne et contemporain. Paris, Larousse, 2010, p 230.

[7] Pistoletto, Michelangelo. Le Troisième paradis. Venise, Actes Sud, 2011, p 104.

[8] Naldini, Paolo. Directeur de Cittadellarte, Musée du louvre, Dossier de Presse exposition Année 1, le Paradis sur Terre, 2013, p 11.

[9] Ibid. Bernadac, Marie-Laure. Entretien avec Michelangelo Pistoletto (extraits), 2013, p 5.

[10] Pistoletto, Michelangelo. Le Troisième paradis, Venise, Actes Sud, 2011 p 35.

[11] Carré d'art Musée d'art contemporain de Nîmes Pour un art pauvre Inventaire du Monde et de l'atelier, Nîmes, 2011.
Artistes de l’exposition : Karla Black, Katinka Bock, Abraham Cruzvillegas, Thea Djordjadze, Gabriel Kuri, Guillaume Leblon, Gyan Panchal et Gedi Sibony. Carré d’Art, Musée d’art contemporain de Nîmes.  
[12] Ibid.
Avant-Propos p 7.

[13] Emmanuelle Lequeux est Journaliste et critique spécialisée dans les Arts pour Le Monde.
 

Extrait ©  Edith Liégey

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